La pédagogie jésuite d’hier et d’aujourd’hui

La pédagogie jésuite tire son inspiration initiale de la spiritualité de la Compagnie de Jésus. Elle se présente historiquement comme le croisement entre cette spiritualité et quelques éléments pédagogiques très féconds du modus parisiensis que les premiers Pères de la Compagnie avaient appréciés dans leurs études de philosophie et de théologie à l’Université de Paris dans les années 1530.

Plusieurs sources historiques sont à l’origine de cette pédagogie. D’une part le livret des Exercices spirituels de saint Ignace.

Les modalités de ce chemin spirituel furent habilement transposées vers le domaine pédagogique pour ce qui touche à l’accompagnement individuel et à l’appropriation personnelle que requièrent les études. D’autre part pour ce qui regarde la dynamique collective déployée dans une œuvre d’éducation, il faut prendre en compte deux autres textes fondateurs. D’abord les Constitutions de la Compagnie de Jésus au chapitre quatre qui traite de la formation des jeunes jésuites et ensuite la Ratio studiorum. Ce dernier texte a connu une première édition en 1599. Il collectait l’expérience pédagogique des premiers Collèges de la Compagnie et fut régulièrement mis à jour ou réédité surtout avant 1773 et à des époques où les Humanités ont tenu une place centrale dans les études. Enfin en 1986, le Secrétariat international de l’éducation jésuite a publié Les caractéristiques de l’éducation jésuite qui expose les orientations pédagogiques principales pour l’époque contemporaine.

cette pédagogie se conçoit comme personnalisée, progressive, contextualisée, exigeante et finalisée

Développons quelques caractéristiques de cette pédagogie qui se conçoit, pour hier et pour aujourd’hui, comme personnalisée, progressive, contextualisée, exigeante et finalisée. Cinq termes qui ne sont pas exhaustifs, mais qui ont le mérite de couvrir un large spectre de cet univers éducatif à visée fondamentalement spirituelle et apostolique.

Une pédagogie personnalisée

L’attention à la personne de l’élève est une première caractéristique essentielle de la pédagogie jésuite. On y retrouve l’héritage des Exercices spirituels où la préoccupation du prochain est centrale, spécialement dans le dispositif de l’accompagnement. Traduit en terme ignatien, cette préoccupation s’appelle la cura personalis. Autrement dit, il est demandé aux intervenants d’un dispositif éducatif ignatien d’agir avec la préoccupation centrale du progrès de chaque élève. Cela demande de veiller sur chacun en cherchant à obtenir un fruit adapté aux possibilités différenciées des jeunes selon leurs aptitudes et leurs ressources. A titre d’exemple, on peut trouver dans nos Etablissements scolaires un échelon supplémentaire d’encadrement : le préfet des études ou le responsable de niveau (selon les lieu, l’appellation diffère). Cette personne, en général elle-même professeur, a donc une mission de coordination de l’ensemble des classes d’un niveau mais se doit de porter le souci de chaque enfant dans les niveaux concernés. Il lui reviendra alors de recevoir régulièrement les jeunes ou d’être en relation avec les parents comme avec l’équipe pédagogique pour avoir une vision globale du développement intellectuel, humain et si possible spirituel du jeune. On pressent tout l’intérêt de ce positionnement si la même personne prend en charge deux niveaux consécutifs tels que CM2 et 6ième, ou 3ième et Seconde, ou Première et Terminale pour préparer l’orientation vers le Supérieur.

 la cura personalis est à la source de l’accompagnement

Une pédagogie progressive

Autre caractéristique de la pédagogie ignatienne : elle est progressive. Cette dimension résulte automatiquement de la précédente. Si l’on prend la peine de mettre le jeune au centre du dispositif éducatif pour en prendre le meilleur soin possible, il faut inévitablement consentir à avancer à son rythme et d’une manière qui soit la plus adaptée possible. Cette problématique est générale dans le domaine de la pédagogie. Mais il faut en conserver le cap pour penser et mettre en place des dispositifs qui vont encourager cette progressivité. On trouvera dans cette préoccupation la traduction pédagogique de la notion de bienveillance si chère à cette pédagogie. En ce sens, il est de première importance de s’appuyer sur le groupe pour aider à ce cheminement. Dispositifs d’entraide par petits groupes, travaux collectifs ou pédagogie par projet permettent de maintenir un rythme et un tempo qui tiendront lieu d’exigence tout en soutenant la fonction d’entraide et la préoccupation sous-jacente d’aider chacun à trouver sa place et à contribuer à l’œuvre commune.

Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et goûter les choses intérieurement
saint Ignace

On se souviendra à ce propos de cet extrait de la première annotation des Exercices spirituels : « ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et goûter les choses intérieurement ».

Cette perspective, d’abord destinée au cheminement spirituel, garde toute son actualité dans le domaine pédagogique si l’on pense aux débats récurrents sur la lourdeur des programmes. Une question pourra alors se formuler selon l’angle pédagogique suivant : comment combiner l’accès à une quantité substantielle de savoirs et l’émergence d’un acte de réflexion de type synthétique qui rende capable de faire des liens, d’habiter les problématiques et de poser un acte personnel de réflexion ? Des ressources existent à la fois dans l’expérience ancienne et dans l’espace ouvert à la créativité que requièrent l’approche multimédia ou les moyens de l’enseignement interactif. Je pense ici par exemple au rôle de la prélection dans les études littéraires. Ce terme est un néologisme créé pour adapter la prealectio ancienne qui fit le succès de la Ratio des jésuites. La préparation minutieuse d’un texte (grec, latin ou français) visait à conduire l’élève vers une palette d’exercices sollicitant sa sensibilité et sa créativité et pouvant déboucher sur des jeux scéniques ou des déclamations. Le pédagogue s’adressait autant à la sensibilité qu’à l’intellect.

Une pédagogie contextualisée

En évoquant cette nouvelle caractéristique de la pédagogie jésuite, on vise en fait tout un processus dont l’approche est assez pragmatique. Au point de départ, il est demandé de prendre en compte le contexte dans lequel on se situe avant de faire vivre une expérience. Pour le pédagogue, le sérieux à accorder au contexte concerne d’abord la situation dans laquelle se trouve le jeune qu’il rencontre. Il y a là une référence aux Exercices spirituels qui invitent à accueillir la personne à partir du point où elle en est concrètement. Mais cette attention au contexte s’élargit aussi à l’environnement institutionnel de l’établissement et aux enjeux de société.

L’étape suivante consiste à faire vivre des expériences. La relecture de ces expériences occupe alors un rôle central pour aider à prendre du recul et à percevoir les ressources qui ont été mobilisées et le mode de fonctionnement du sujet apprenant. C’est une phase de réflexion qui vise la connaissance de soi autant que la maîtrise des notions. A partir de cette étape, des choix sont à opérer et une action doit être conduite. Vient enfin un moment nécessaire d’évaluation pour estimer le fruit produit et valider les progrès qui ont été opérés. Une fois le cycle accompli, il devient possible de sélectionner quelles nouvelles expériences doivent être proposées.

Ce principe pédagogique vise par conséquent un certain style, une manière de faire caractérisée par une certaine souplesse et une visée pragmatique. Contexte – Expérience – Relecture – Action – Evaluation représentent cinq étapes du Projet Pédagogique Ignatien (PPI) développé à l’époque contemporaine.

Une pédagogie exigeante

L’exigence porte moins sur un résultat pur qui devrait être obtenu que sur une démarche qui permet à l’individu de porter du fruit, de vivre une expérience de croissance et de se surpasser. On envisagera difficilement d’agir en pédagogue si les désirs d’instruire et de faire progresser l’élève ne sont pas présents ! Toutefois, l’exigence ne se conçoit ici que dans son rapport à la bienveillance déjà évoquée dans le deuxième critère. A la mesure de chacun, selon ce que chacun pourra faire, pour que chacun puisse croitre à son rythme : autant d’expressions qui tempèrent l’ambition et la rigueur nécessaires pour mettre en œuvre ce principe de croissance en l’adaptant à ce que chacun peut donner ! Pour tenter d’échapper ainsi à une exigence qui focalise sur l’excellence académique, il est de première importance de développer un autre niveau qui touche à ce que l’on nommera la diligence. Autrement dit une exigence envisagée du point de vue du rapport à l’effort fourni. Cette distinction entre excellence et diligence est très ancienne mais conserve toute sa pertinence.

Le magisignatien est un principe de croissance et non de comparaison

Il faut cependant ajouter que cette exigence ignatienne ne porte pas de manière exclusive sur les questions scolaires. L’éducation jésuite s’intéresse dès son origine à la formation intégrale des personnes. Il s’agit de susciter des hommes et de femmes pour les autres. Cela signifie que l’exigence devra se décliner dans des domaines aussi variés que la relation aux autres, l’attention au bien commun, le respect des personnes et du cadre de vie, l’engagement collectif, une orientation vers plus d’altruisme, une préférence pour l’action solidaire sur l’action individuelle, etc. Voilà ce que nous exprimons sous l’expression latine magis, davantage !

Une pédagogie finalisée

Dès l’époque de saint Ignace, le problème de la motivation aux études et de l’utilité de celles-ci se posait ! J’en veux pour preuve cet extrait des Constitutions de la Compagnie de Jésus : « ils (les scolastiques jésuites) devront être fermement décidés à être de vrais étudiants, persuadés qu’ils ne peuvent rien faire de plus agréable au Seigneur que d’étudier avec l’intention que l’on vient de dire et que, même s’il leur arrivait de ne jamais mettre en œuvre ce qu’ils ont étudié, le travail des études lui-même, accompli comme il doit l’être par charité et obéissance, est une œuvre très méritoire devant Dieu. » Jusqu’aujourd’hui, la formation des jésuites porte une visée intégrale et finalisée.

Le savoir est un pouvoir, c’est pourquoi il doit être orienté vers une finalité bonne

L’enjeu reste actuel et l’on attend de toute pédagogie ignatienne qu’elle sache mettre en perspective la finalité, le POUR QUOI des études. En effet le travail intellectuel recèle depuis toujours une dose d’austérité qui appelle une parole pour expliciter le sens d’un tel effort. Prendre la peine de formuler cette parole reste un défi majeur pour le pédagogue… même s’il ne parviendra pas toujours à convaincre l’élève en ce domaine ! Mais cette finalité ne peut être uniquement scolaire. Elle concerne aussi l’enjeu spirituel de tout effort intellectuel et la dimension fondamentalement apostolique de cette pédagogie. En effet, il ne faut pas oublier que le savoir est un pouvoir, c’est pourquoi il doit être orienté vers une finalité bonne. Sur ces deux dimensions, il existe un chantier immense pour créer ou adapter les moyens aux enjeux contemporains de l’annonce de l’Evangile en contexte sécularisé.

—Ces cinq traits de la pédagogie jésuite, bien que trop sommairement évoqués, constituent en fait un véritable trésor qui recèle des ressources, des dispositifs ou des moyens pédagogiques à la fois anciens et très modernes. La recherche en ce domaine se poursuit et il ne faut pas perdre de vue la nécessaire créativité qui seule permettra d’en décliner le trésor dans les conditions et avec les moyens techniques actuels du monde de l’enseignement Primaire, Secondaire ou Supérieur.

Père Sylvain Cariou-Charton s.j.

Pour aller plus loin : article Pédagogie ignatienne par le Père Pascal Sevez s.j., Revue Etudes, janvier 2018